Natalia García Freire : “Je travaille beaucoup en lisant à voix haute, ce qui me permet de voir si le rythme du personnage est juste.”
Jeune autrice équatorienne, Natalia García Freire a publié deux romans : Mortepeau et Tu as amené avec toi le vent aux éditions Bourgois. Deux textes traversés entre autres par la poésie, la quête des origines, de l’identité et la force de la nature. À l’occasion de sa venue au festival Étonnants Voyageurs, pages sauvages l’a rencontrée
(Photo : Maria García Freire)
Comment et pourquoi avez-vous commencé à écrire ?
Depuis toute petite, j’ai toujours beaucoup aimé lire. Et à un certain moment, c’est devenu quelque chose de naturel de passer de la lecture à l’écriture pour trouver un lieu qui était comme un prolongement de ce que j’avais lu et imaginé.
Je crois que c’est surtout dans la maison de ma grand-mère que j’ai ressenti quelque chose de fondateur me menant à l’écriture. Chaque fois que j’ai voulu écrire - surtout au début, avec mon premier roman -, cela avait à voir avec le désir de mettre cette maison en mots. Son atmosphère, sa folie, sa lumière. La maison de ma grand-mère n’existe plus, mais je crois vraiment qu’elle est la source de mon écriture.
Votre premier roman, Mortepeau, publié aux éditions Bourgois, a a représenté une entrée dans la littérature particulièrement remarquée. Pouvez-vous nous raconter de quoi parle ce texte ?
Mortepeau raconte l’effondrement d’une maison, d’une famille. Mais aussi un peu comment la maladie et la folie finissent par envahir une maison et contaminer tous les êtres qui y vivent. C’est aussi l’histoire de ne jamais pouvoir revenir à un endroit.
Un enfant, Lucas, raconte comment deux hommes sont arrivés et se sont appropriés peu à peu tout ce qu’il avait. Et plus tard, il tente de revenir dans cette maison. L’idée de revenir à la maison, c’est quelque chose que nous avons tous un peu présent à l’esprit. Mais Lucas réalise que finalement ce ne sera jamais possible. Et il doit alors créer quelque chose de sacré qui va remplacer ce lieu : ce sera ce monde de terre et d’insectes auquel il s’accroche.
Dans votre second roman Tu as amené avec toi le vent, également publié chez Bourgois, on retrouve des thématiques communes avec Mortepeau : la famille, la maison dont un enfant est dépossédé, la résistance, le sacré, le cauchemar, la folie, le corps… Pourquoi ces thèmes reviennent-ils dans votre travail ?
Ce sont des thèmes qui m’obsédaient dès que j’ai commencé à écrire. Je crois même qu’ils me poussaient à écrire. Je considère Mortepeau et Tu as amené avec toi le vent comme des œuvres sœurs. Elles ont des thèmes communs mais en plus, j’ai toujours imaginé que le village qui n’est pas mentionné dans Mortepeau était Cocúan (le village évoqué dans Tu as amené avec toi le vent, ndr). Dans ces deux romans, je voulais explorer le thème de la famille, de la folie, du corps, de l’abandon, de la dépossession, du sentiment de déracinement aussi, d’être dans un lieu, sans vraiment le comprendre.
Les romans sont également reliés par la question de la quête de l’identité. Je suis Équatorienne, métisse et il y a beaucoup de choses de ma famille et de notre histoire qui me sont inconnues. Après la colonisation, toute la partie indigène de notre histoire a été gommée. Dans ces romans, écrire est une manière de penser cette absence, ce manque de connexion que j’ai avec la terre que j’habite ou encore mon histoire familiale.
Dans quelle mesure le processus d’écriture entre les deux romans a-t-il évolué ?
Sur le plan de l’écriture, l’expérience a été très différentes entre les deux. Mortepeau était le premier roman que j’ai jamais écrit. Le processus d’écriture a été très lent et j’ai découvert que j’écris beaucoup, sans vraiment comprendre sur le moment ce que je suis en train d’écrire. J’ai mis beaucoup de temps à trouver une voix, à comprendre ce que je souhaitais vraiment faire.
Lorsque j’ai écrit Tu as amené avec toi le vent, je savais déjà que je fonctionnais comme ça. Donc j’ai beaucoup plus profité de cette période de recherche des voix. Mais il y avait une grande différence dans Tu as amené avec toi le vent, car il y a beaucoup plus de narrateurs (il y en a neuf contre un seul dans Mortepeau, ndr). J’ai passé beaucoup de temps avec la voix de Lucas (le narrateur de Mortepeau, ndr), j’en suis devenue très proche et donc entrer en elle pour écrire était devenu très facile. En commençant à écrire Tu as amené avec toi le vent, il fallait en finir avec ce personnage, tout cet univers, toute cette sémantique et entrer dans autre chose. C’est un processus qui m’a encore plus absorbée, qui m’a même complètement asséchée ! Parce que chaque fois, il fallait entrer dans l’esprit, dans le cauchemar d’un personnage différent ; et que chacun des narrateurs de Tu as amené avec toi le vent est très sombres, un peu digne d’un cauchemar justement. Cela a changé complètement le processus d’écriture et a été un grand défi pour moi.
Par ailleurs, dans mon second roman, je me suis plus intéressée à tout ce qui tourne autour de l’animal. L’animal qui est partout, mais l’animal comme une sorte de reflet de l’humain et l’homme comme reflet de l’animal. Je suis beaucoup allée à la montagne, en Équateur, pour observer. Mais j’ai aussi créé de nombreux collages avec des photos d’animaux. En fait, j’ai tenté de déclencher l’écriture par d’autres moyens.
Dans vos textes, la nature n’est pas juste une toile de fond, mais apparaît plus comme un personnage à part entière. Que souhaitiez-vous transmettre avec cette présence si forte ?
Dans ces deux romans, le paysage n’est pas seulement un personnage qui observe tout ce qui est en train de se passer, mais il possède aussi une dimension sacrée, divine, qui fait qu’il s’intéresse aussi aux personnages. Ainsi, par exemple, dans Tu as amené avec toi le vent, il y a des personnages qui n’agissent pas, comme Victor par exemple, quand il monte sur le cheval blanc. Et c’est le cheval qui décide quoi faire dans le roman, pas les personnages. Je pense que j’ai exploré cette piste parce qu’il me semble que l’Équateur n’est pas un pays que l’on puisse envisager sans évoquer son territoire, la nature, l’animal et le végétal. Par ailleurs, je trouve que la terre en Équateur est très chargée de symbolique et de sacré. Ce pays a par ailleurs toujours été traversé par un conflit de territoires. Et je crois qu’ici, tout à avoir avec ça. Donc pour moi, c’était important de rendre cette terre très vivante, comme exerçant une influence sur tout, agissant sur les choses.
Votre écriture a quelque chose de très sensoriel et hypnotique, presque comme un chant. Comment travaillez-vous sur le rythme et la musicalité de la langue ?
En vérité, j’aime beaucoup travailler en pensant à certains mots qui me donnent un peu la tonalité de ce que je veux raconter. Par exemple, il y a le chapitre de Carmen dans Tu as amené avec toi le vent, où je l’assimilais au bruit que ferait un faon, au bruit que l’on entend lorsque l’on marche sur des feuilles. Donc je pars avec cette idée en tête du son auquel je souhaite arriver et je mets du temps, parce que je dois penser à différents mots et il faut qu’il y ait une forme de sensualité répondant à ce que je veux atteindre.
Je travaille beaucoup en lisant à voix haute aussi, ce qui me permet de voir si le rythme du personnage est juste. Chaque personnage répond à un paysage, qui répond à un rythme qui lui est propre. Je pense que je suis aussi beaucoup mon instinct. Par exemple, il y a beaucoup de personnages qui sonnent un peu comme ma grand-mère, surtout dans Mortepeau. Elle parlait comme si elle priait, récitait des litanies. J’ai donc voulu copier cette manière qu’elle avait de parler. Je réfléchis aussi à la sensation que je veux qu’ait la voix du personnage, comment travailler ces cadences jusqu’à arriver à une version une finale.
Comme votre travail sur la langue est très pensé, comment se passe pour vous la phase de la traduction ?
J’ai beaucoup discuté avec Isabelle Gugnon - qui a traduit mes textes en français - et Victor Meadowcroft - qui a traduit mes romans en anglais. Avec Isabelle, le plus important était de chercher à conserver cette sonorité. Et à un moment, les traducteurs doivent opérer des choix et s’y tenir, parce qu’on ne peut pas tout maintenir. Je lui ai fait ensuite totalement confiance, notamment quand elle a décidé du changement de titre en proposant Mortepeau pour traduire Nuestra piel muerta. Il me semblait que ça faisait beaucoup de sens quand elle m’a expliqué que pour elle, ce mot évoquait une atmosphère de vieux château. Et je trouvais génial que la sonorité d’un mot lui évoque une image. Pour moi, cela fonctionnait pareil.
Le travail des traducteurs est essentiel car c’est grâce à eux que des textes sont diffusés à travers le monde, et je trouve que c’est bien trop peu valorisé. Sans compter qu’il y a également de leur part un processus de réécriture, de création qui est très important.
Comment réagissez-vous face à la publication de vos romans à l’étranger ?
J’ai été très surprise ! Je n’imaginais pas que j’allais être traduite. J’en suis très heureuse. Et c’est aussi apporter un regard différent sur un texte. On ne lit pas de la même manière en France, en Espagne ou en Amérique latine par exemple. Selon moi, c’est une manière d’enrichir un livre, d’une certaine manière, il se convertit en plusieurs livres différents.
Quels sont les auteurs qui ont influencé votre écriture ?
Il y a une autrice nord-américaine que j’adore : Shirley Jackson. J’admire vraiment sa manière de construire un espace, qui se transforme peu à peu en quelque chose de complexe, voire d’horrifique, que ce soit dans ses romans et ses nouvelles.
Je pense aussi à William Gass, un auteur américain, dont le travail sur la langue me fascine.
Juan Rulfo est très très important pour moi.
Sara Gallardo également. C’est une autrice argentine, qui a écrit des romans très audacieux pour son époque. Je trouve ça complètement dingue !
Et puis, il y a un roman de László Krasznahorkai : Tango de Satan (publié chez Folio, ndr). Cette sensation d’obscurité mais aussi cet abandon des lieux oubliés qu’il évoque : c’est quelque chose qui m’a beaucoup influencée.
Quand tu lis ces auteurs, il y a forcément cette envie de réussir à faire naître quelque chose d’un peu similaire. Sans savoir pour autant si tu arriveras. Mais ce sont des lectures dont tu sais qu’elles vont te donner un cap.
J’aimerais aussi parler d’un auteur équatorien qui est poète, mais aussi auteur de nouvelles qui s’appelle César Dávila Andrade. C’est un poète très important et ses nouvelles sont vraiment folles ! L’animal traverse ses écrits, qui ont quelque chose de très surréaliste. Cette imagination sauvage et libre m’a vraiment marquée.
Au cours des dernières années, de nombreux textes latino-américains traduits en français ont fait émerger des voix féminines extrêmement puissantes, aux styles marqués. Avez-vous l’impression que les autrices ont pu conquérir une belle visibilité ou que demeure un espace de lutte et de résistance ?
Il y a en effet beaucoup plus de visibilité pour les autrices. Et cela se sent aussi par le fait que l’on puisse lire maintenant en diverses langues différentes générations d’autrices qu’on ne pouvait même pas lire avant dans son propre pays. Je pense notamment à Guadalupe Nettel, Mónica Ojeda, María Fernanda Ampuero, Fernanda Melchior, Ariana Harwicz.
Mais demeure un vrai espace de lutte parce que je crois qu’il reste des espaces invisibilisés. Par exemple, les autrices indigènes n’existent presque pas alors qu’elles représentent une grande part de la réalité équatorienne, tout comme les autrices afro-équatoriennes. Il y a encore besoin de plus de diversité.
Nous avons beaucoup parlé de vos romans, mais vous avez également publié dans la revue L’Autoroute de sable (lire l’interview de Luc Dagognet, son fondateur) une nouvelle, “Sed y polvo”, intitulée “Soif et poussière” en français. Quelle place occupe la nouvelle dans votre écriture ?
C’est le genre que je préfère écrire ! Mais c’est aussi ce qui me semble le plus difficile. En Amérique latine, la nouvelle est le genre qui apparaît comme le plus important. Ce qu’on lit en premier, ce ne sont pas des romans, mais des nouvelles. Il y a de grands auteurs latino-américains qui n’ont écrit que des nouvelles.
Quand j’écris des nouvelles, je suis très lente, car je peux l’écrire et la réécrire un grand nombre de fois. Pour moi, la nouvelle, c’est le lieu des possibles. Il se passe beaucoup plus de choses que dans le roman à mon avis. Et ça m’intéresse beaucoup, parce que c’est un genre très hybride, qui emprunte aussi à la science-fiction, de la Fantasy… La nouvelle offre la liberté d’aller au-delà du réalisme et d’explorer énormément de choses.
En espagnol, vient d’être publié un recueil de nouvelles que j’ai écrites (La máquina de hacer pájaros, ndr). Mais je pense que je vais tenter toute ma vie d’écrire des nouvelles qui me fascinent, comme celles dont on dit : lis-les, tu ne vas jamais les oublier ces trois pages !
En tant que lectrice, qu’attendez-vous d’un texte littéraire ?
Je n’attends pas que ce soit l’histoire, la trame narrative qui m’emporte, mais que quelque chose d’inattendu dans la langue apparaisse subitement. Quand je lis, ce qui m’attire le plus, ce sont des choses parfois imparfaites : peut-être que l’histoire ne fonctionne pas parfaitement, qu’un personnage est un peu bizarre, invraisemblable. J’aime me dire que même si je ne comprends pas comment fonctionne un texte, c’est une réussite totale. C’est par exemple quelque chose que j’ai toujours ressenti en lisant Eisejuaz de Sara Gallardo (non traduit en français, ndr). C’est un texte très étrange, et tu ne sais pas trop comment il fait, mais il t’emmène quelque part. J’aime que le texte soit imparfait, mais qu’il tienne par le biais du pouvoir du langage et des mots.
Quelles sont les dernières lectures t’ayant particulièrement marquée ?
J’ai beaucoup aimé Panthers y el museo del fuego de l’autrice australienne Jen Craig (texte non traduit en français, ndr). C’est un livre qui n’a pas vraiment d’intrigue. C’est l’histoire d’une femme dont une ancienne amie qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps meurt. Sa sœur, pendant l’enterrement, lui dit que son amie avait écrit un manuscrit et lui demande de le lire. Elle pense, réfléchit tout en marchant, est prête à redonner le manuscrit… C’est le genre de textes, quand tu le lis, ça provoque une étincelle et te donne envie d’écrire.
Je suis en train de lire un recueil de poésie de Germán Carrasco, un poète chilien, qui s’appelle Imagen y semejanza (également non traduit en français, ndr). C’est très surprenant.
Minimosca de l’auteur péruvien Gustavo Faverón Patriau m’a profondément impressionnée. Pour moi, c’est un des auteurs les plus importants d’Amérique latine. C’est un livre fou et très ambitieux. Un très grand roman !
Quels sont les livres que vous aimez offrir ?
Un des livres que j’ai le plus offert, c’est Nous avons toujours vécu au château de Shirley Jackson (publié chez Rivages, ndr). Et un autre : Sous l’eau de Deborah Levy (publié aux éditions Points, ndr). C’est un livre que j’aime énormément.
Les infos en plus :
Mortepeau : Récit de la chute et de la décadence d’une famille, Mortepeau est un conte noir. Lucas, un jeune homme, s’adresse à son père décédé et enterré dans le jardin familial. Autrefois, il était luxuriant et entretenu par Josephina, sa mère passionnée de botanique. Dorénavant, il n’est plus que mauvaises herbes et désolation. Si la famille en est arrivée là, c’est à cause de deux hommes mystérieux invités dans la maison, bouleversant son équilibre et la précipitant vers sa fin.
Tu as amené avec toi le vent : Cocuán, un village perdu et oublié, coincé entre la jungle et la Cordillère des Andes. C’est là que Mildred est née et qu’elle a été dépouillée, après la mort de sa mère, de ses animaux, de sa maison et de sa terre.
Des années plus tard, Cocuán devient le théâtre d’événements étranges, disparitions, accès de folie et divagations. Les habitants se rappellent alors la légende de la vieille Mildred et ressentent à nouveau l’ombre de la mort qui hante le village depuis lors. Les voix de neuf personnages, Mildred, Ezequiel, Agustina, Manzi, Carmen, Victor, Baltasar, Hermosina et Filatelio, nous racontent l’histoire d’un lieu condamné et le miracle de Dieumère.