Selva Almada : “Nous écrivons traversés par notre époque, notre histoire : tout cela est politique.”
(Photo : Agustina Fernandez)
Son œuvre littéraire compte à la fois des poèmes, des nouvelles, des romans ainsi que des textes de non-fiction. En France, quatre des livres de Selva Almada, traduits par Laura Alcoba, ont été publiés par les éditions Métailié : Après l’orage, Sous la grande roue, Les jeunes mortes et Ce n’est pas un fleuve. Rencontre avec l’une des autrices phares de la littérature latino-américaine, qui sera présente au festival Étonnants Voyageurs du 7 au 9 juin
Dans une interview, vous avez déclaré considérer Ce n’est pas un fleuve comme votre livre le plus abouti jusqu’à présent. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Je crois que ce que j’avais commencé à travailler dans les livres précédents — une sorte de lyrisme narratif — a été dans celui-ci un travail plus conscient, plus recherché… Par exemple, écrire un chapitre très détaillé, très narratif, puis revenir sur ce passage et commencer à le couper, à l’épurer, jusqu’à ce qu’il ne reste que le cœur de la scène. C’est un livre qui a nécessité un travail d’édition (couper, coller, déplacer) et de correction (que rien ne soit superflu ni ne manque) bien plus intense que mes autres ouvrages.
Ce même roman a fait partie de la sélection finale pour le Booker Prize. Quelle est l’importance de ce type de nomination pour vous ?
Le Booker Prize est l’un des prix les plus importants de la littérature mondiale, et c’est surtout une vitrine incroyable. Donc figurer sur la sélection finale m’a apporté beaucoup de visibilité en tant qu’autrice, mais a aussi mis en lumière la littérature latino-américaine, dont je me sens profondément partie prenante.
Les jeunes mortes se distingue dans votre œuvre. En découvrant votre travail sur ce texte, on peut penser à celui de Leila Guerriero ; avec qui vous semblez partager une sensibilité similaire. Pourquoi était-il important pour vous d’aborder la question des féminicides dans un texte aux accents plus journalistiques ?
Je voulais établir ce pacte avec le lecteur : ce que je raconte est arrivé à des femmes réelles, de chair et d’os, cela continue d’arriver aux femmes en Argentine. Dès le titre, je voulais que l’on sache de quoi on parle. Et la non-fiction m’a semblé le meilleur véhicule pour cela. Je n’avais jamais écrit de non-fiction, et j’avais aussi envie d’explorer cette forme. En même temps, je ne voulais pas que ce soit un livre lourd, saturé de données brutes… C’est donc un texte qui emprunte à la littérature ses outils et ses ressources, en essayant de rendre lisible un sujet aussi terrible que le féminicide, la violence de genre, avec une certaine douceur.
Vos textes sont enracinés dans les paysages de l’intérieur de l’Argentine, une réalité que les étrangers ont du mal à se représenter. Selon vous, qu’est-ce qui permet à vos œuvres de toucher un public au-delà des frontières argentines ?
C’est ce qui est incroyable avec la littérature, non ? Son universalité. Ce peuvent être des histoires très locales, comme les miennes, mais il y a quelque chose qui les traverse (peut-être les grands thèmes de la littérature : la mort, l’amour, les trahisons) qui fait qu’elles peuvent intéresser un lecteur d’un autre pays, d’une autre langue, d’une culture très différente.
Vos personnages sont souvent des êtres marginaux, vulnérables, oubliés du pouvoir politique. Peut-on parler d’un aspect politique dans votre œuvre ?
Oui. Je ne pense pas qu’il existe une œuvre littéraire sans contenu ou sans dimension politique… Nous écrivons traversés par notre époque, notre histoire, ce qui nous inquiète dans le présent, ce que nous souhaitons pour l’avenir, ce que nous observons, ce qui nous intéresse dans le monde, et bien sûr, tout cela est politique.
Javier Milei a été élu en 2023. Dans quelle mesure le fait d’avoir un président d’extrême droite au pouvoir influence-t-il la littérature d’un pays ?
Ce sont des temps très difficiles pour mon pays. Je ne sais pas exactement comment cela influence la littérature, sauf que nous devons être prêts à recevoir les attaques les plus diverses et les plus violentes, à contrer les tentatives d’endoctrinement… De manière générale, les travailleurs du monde de la culture subissent constamment des offenses : licenciements, fermetures de postes, violences sur les réseaux sociaux. Mais en même temps, pour moi, l’écriture, la lecture, le fait de nous réunir pour lire, écrire ou discuter, tout cela constitue un espace de résistance, un espace créatif que je n’ai pas l’intention de négocier ou d’abandonner, quel que soit le gouvernement en place.
La touche poétique de votre écriture se distingue dans chacun de vos textes. Quelle place la poésie occupe-t-elle dans vos lectures ? Quels sont les poètes que vous aimez particulièrement ?
Je lis beaucoup de poésie… J’admire des poètes comme Estela Figueroa, Juan L. Ortíz ou encore Calveyra, qui ont été très importants dans l’écriture de Ce n’est pas un fleuve. En Argentine, nous avons une poésie incroyable. Il y a un fossé entre les lecteurs de poésie et ceux de narration, que je trouve absurde. Quand je suis plongée dans un projet — une nouvelle par exemple, comme en ce moment — je n’aime pas lire d’autres romans ; je me tourne toujours vers la poésie.
Anglais, italien, allemand, suédois, français… Vous êtes traduite dans plusieurs langues. Comment se passe votre collaboration avec les traducteurs au cours du processus de traduction ? Participez-vous aux décisions linguistiques ou stylistiques ?
Cela dépend de chaque traducteur ou traductrice. Je suis toujours très ouverte et disponible pour les questions, pour un travail commun. Avec certains, j’ai une relation très fluide, livre après livre. Avec d’autres, nous n’avons jamais communiqué, ou très peu. Bien sûr, je me sens plus sereine lorsque le travail est collaboratif.
Quelle est la situation de l’édition indépendante en Argentine ?
L’édition indépendante continue d’occuper une place très importante, même si après la pandémie et la crise économique de ces dernières années — qui a rendu l’impression de livres beaucoup plus coûteuse —, beaucoup d’éditeurs publient bien moins qu’avant. Mais nous, les lecteurs, continuons de chercher ces livres, ces auteurs, parce qu’ils sont aussi une manière de faire des découvertes.
Depuis la fondation de la librairie Salvaje Federal en 2020, d’abord virtuelle, puis physique avec un local à Buenos Aires, vous soutenez activement ce secteur. Pourriez-vous nous parler des objectifs de ce projet ?
Justement, il s’agit de rendre accessibles des titres et des auteurs que les lecteurs n’ont pas toujours l’occasion de découvrir, parce que ce sont des maisons d’édition très petites, qui ont peu de diffusion ou de visibilité… La plupart viennent de régions variées du pays, c’est aussi ce qui limite les possibilités d’interaction avec d’autres régions. Beaucoup de ces éditeurs ne sont pas représentés dans les librairies en dehors de leur région d’origine. L’idée et la mission de Salvaje Federal, c’est donc d’être une sorte de promotrice de cette littérature — à travers les livres mais aussi via d’autres projets comme le Festival Salvaje ou diverses interventions dans des salons et festivals dans toute l’Argentine.
En tant que lectrice, qu’attendez-vous d’un texte littéraire ?
Qu’il m’attrape et ne me lâche plus… Qu’il y ait quelque chose qui me séduise dès les premières lignes et que cela perdure. Ce n’est pas tant une question d’intrigue, de ce qu’on raconte, mais de la manière dont c’est raconté.
Parmi vos dernières lectures, quelles sont celles qui vous ont laissé une empreinte profonde ?
Il y a des livres auxquels je reviens constamment… El hada que no invitaron, d’Estela Figueroa (œuvre non traduite en français, ndr), ou les nouvelles de Flannery O’Connor sont très importants pour moi, et chaque fois que je relis un passage, je découvre quelque chose de nouveau. J’adore ça. Ces derniers temps, je commence des livres et je les abandonne rapidement, aussi.
Quels sont les livres que vous aimez offrir ?
El hada que no invitaron est un livre que j’offre beaucoup. Mi hogar de niebla, d’Ana Teresa Fabani, aussi (texte non disponible en français, ndr). Et à une époque, j’offrais souvent La Route au tabac, d’Erskine Caldwell (publié chez Belfond, ndr). Mais j’aime aussi réfléchir à ce qui pourrait plaire à la personne, plus qu’à ce qui m’a plu à moi.
Les infos en plus :
Les jeunes mortes : Dans ce récit entre enquête journalistique et mémoire personnelle, Selva Almada retrace les féminicides de trois jeunes filles assassinées en Argentine dans les années 1980. À travers ces histoires réelles, elle met en lumière la banalisation de la violence machiste dans une société patriarcale. Sans jamais tomber dans le sensationnalisme, le livre devient un cri sobre mais puissant contre l’oubli et l’impunité.
Ce n’est pas un fleuve : Trois hommes se rendent sur les rives d’un fleuve du nord de l’Argentine pour pêcher et fuir leur quotidien, mais le passé ressurgit à travers la mémoire d’un meurtre non élucidé. Dans une prose dense et poétique, Selva Almada explore la violence masculine, la nature sauvage et le poids de la culpabilité. Entre silence et tension, le roman tisse un récit où les non-dits pèsent plus lourd que les actions.
Trouver de belles idées de lectures argentines sur le site de Salvaje Federal ou, pour ceux qui auraient la chance d’aller se promener à Buenos Aires, rendez-vous à l’adresse suivante : Humuaca 4007.