Luc Dagognet : “Avec la nouvelle, il y a un côté défi que j’adore : tu peux faire voyager très loin en cinq pages.”

Luc Dagognet

Amateurs d’ “histoires étranges”, vous avez peut-être déjà croisé dans vos librairies la revue de nouvelles L’Autoroute de sable. Un savant mélange de textes courts d’auteurs contemporains français et étrangers (avec toujours la version originale en prime) où domine la singularité : de l’écriture, du ton, de l’histoire. Une aventure littéraire sur laquelle planent les ombres tutélaires de Borges et Cortázar. Rencontre avec Luc Dagognet, son fondateur

Lancer une revue consacrée à la nouvelle, c’est un pari ! Comment ce projet a-t-il vu le jour ?

L’Autoroute de sable est une idée née pendant le second confinement, à l’automne 2020. L’idée d’un magazine, de l’objet éditorial me tentait énormément. Pour le format de magazine, je ne trouvais pas vraiment le thème. Et le déclic s’est fait quand j’ai découvert, en lisant Silvina Ocampo, l’existence d’une revue argentine, du début du XXe siècle, qui s’appelle Sur. Et je vois que c’est une revue purement de nouvelles, qui agrège des noms fantastiques : Borges, les soeurs Ocampo, Sabato, Cortázar, Bioy Casares… Mais il y a aussi des Français : Roger Caillois, Sartre qui n’est pas très loin. En voyant tous ces noms-là, je me suis dit qu’on n’avait pas vraiment de revue de nouvelles en France. Puis cette idée d’avoir un pont entre littérature française et latino-américaine m’excitait beaucoup. D’abord parce que je suis passionné de cette littérature. Ensuite parce qu’elle valorise énormément la nouvelle. C’est de là qu’est venue progressivement cette idée de faire une revue de nouvelles. En fait, se dire qu’il n’en existait pas en France, c’était une idée de novice parce qu’il y en a. Mais je n’y avais pas accès, c’était un peu pointu.

Qui sont les membres de l’équipe de L’Autoroute de sable ?

J’ai appelé des copains : Pierre Orizet, un directeur artistique dont j'adore le travail, qui était très tenté de faire un objet éditorial, Pierre Nicolas, un passionné de Borges, qui gère plus la partie administration, site internet, vente en ligne, qui relit aussi, et Chloé Kobuta, ma compagne, qui a sauté tout de suite dans la machine, qui travaille sur l'éditorial et a contribué aux numéros 1 et 3. Et puis Grégory Le Floch, qui s’est greffé à l’aventure. C’est le tout premier auteur que j’ai contacté.

Pourquoi ?

Pas parce qu’il est latino-américain ! Mais parce que c’est une époque où je venais de reposer De parcourir le monde et d’y rôder, son deuxième roman (publié aux éditions Bourgois, ndr). Il m’avait rendu dingue, je l’avais trouvé vraiment fabuleux. J’ai contacté Grégory via Instagram et il m’a répondu presque tout de suite, intéressé pour parler de l’idée. C’était fin 2020. Il a tout de suite accepté d’écrire sur le premier thème. Maintenant, dans la revue, il est également en charge de la littérature italienne.

Quel est l’esprit de cette revue ?

Les cinq premiers numéro de la revue L’Autoroute de sable

On avait vraiment envie d’interroger plusieurs auteurs qu’on aime sur le même thème. C’était quelque chose qui nous plaisait, de voir comment par exemple la photocopieuse pouvait passer au prisme du cerveau de Grégory Le Floch, de Julie Boudillon, de Pierre Barrault ou d’un Pablo Katchadjian et ça allait donner des interprétations hyper variées. En tant que lecteur, c’est une expérience qui m’intéressait énormément, de voir comment chacun s’approprie un thème. Il y a donc cette idée sur le papier. Et puis je me suis dit qu’il fallait y aller au culot, parce que je ne viens pas du tout du milieu de l’édition.

Comment s’est fait le choix des auteurs participant à l’aventure de L’Autoroute de sable ?

Le choix vient d'abord de nos lectures. C'est la plus belle partie du métier ; quand on a un coup de cœur en lisant un bouquin - d'un contemporain -, on peut demander à l'autrice ou l'auteur de contribuer. Et souvent, la réponse a été oui. On demande aussi aux contributeurs de nous recommander, à leur tour, des lectures. Côté argentin, par exemple, Pablo Katchadjian m'a parlé d’Ezequiel Alemian qui m'a recommandé J.P. Zooey, etc. Le premier numéro s’est au final organisé très rapidement.

Vous semblez surpris de cette adhésion rapide au projet. Selon vous, qu’est-ce qui les a attirés dans ce que vous proposiez ?

J’étais surpris de réunir autant de beaux noms, c’était vraiment comme un rêve d’enfant. C’est comme si on leur proposait une espèce de terrain où ils allaient pouvoir jouer, faire ce qu’ils voulaient. On n’allait pas spécialement les corriger et c’était très bien reçu. Notre partie du contrat, c’était de leur laisser une très grande liberté. À aucun moment, on ne se donne le rôle d’éditeur, dans le sens de comment modifier le texte pour le rendre éventuellement meilleur. Je reçois le texte en tant que lecteur et je considère qu’ils connaissent mieux leur métier que moi. Nous n’avons qu’un rôle de têtes chercheuses et d’offrir une tribune à des gens qui nous font l’honneur d’y participer. Moi, en tant que micro-revue, qui demande des participations à des auteurs et autrices publiés et souvent primés, c’est la seule contrepartie que je peux leur offrir : leur liberté et s’amuser.

On trouve aussi de beaux noms de la littérature étrangère, comme par exemple la Mexicaine Ana Negri ou Eduardo Halfon, auteur guatémaltèque.

Ce sont des grandes chances ! Mais quand on a annoncé Halfon, j’ai pensé que ça ferait du bruit, parce que c’est un des grands auteurs sud-américains contemporains. Mais pas tant que ça. Dans le second numéro, Trois grenouilles, on a publié une nouvelle originale du Portugais Gonçalo M. Tavares, qui est pour moi un auteur immense. Mais au final, peu de monde le connaissait. Tout comme Ana Negri. On est peut-être aussi des geeks du latino !

Les librairies ont-elles été aussi réceptives que les auteurs ?

J’étais un peu naïf ! Je pensais que ce serait hyper difficile de trouver des auteurs, mais hyper simple d’entrer en librairie, que c’était des commerces qui tournaient bien et que si j’étais sympa, on me mettrait bien ma revue dans un coin. Mais ça a été plutôt l’inverse. Les auteurs ont été très accessibles, mais beaucoup de libraires nous ont dit : "Wouah ! Les revues ça ne marche pas, les nouvelles, ça ne marche pas. Et vous, vous faites les deux." On a été très bien accueillis, mais ils étaient un peu sidérés. Certains libraires géniaux nous ont soutenus dès le début : en tout premier lieu Vendredi, c’est ma librairie de quartier, d’amour. Ils nous ont vraiment mis le pied à l’étrier, nous donnant des tas de conseils. Et ensuite beaucoup de libraires ont eu l’audace de prendre ce risque. Je ne réalisais pas qu’un centimètre carré en librairie, ça compte énormément. Donc ce n’est pas tellement que les libraires étaient frileux, mais je n’avais pas pris conscience qu’à Paris, notamment, puisque c’est là que je vis et que j’ai démarché, chaque centimètre compte. Parce que c’était faire le choix de ne peut-être pas mettre la dernière publication du Quartanier, qui va vendre 20 exemplaires, alors que L’Autoroute en vendrait peut-être deux. Beaucoup de libraires ont eu le courage de nous mettre en avant. Et sans eux, ça ne se serait jamais fait : donc Vendredi, Le pied à terre, Le Monte-en-l’air, Tram, la Librairie de Paris, les librairies Gibert ont été parmi les premières à en présenter, parce que parmi les libraires, il y avait des fans de Grégory, d’Antoine Mouton, de Laura Vasquez, de Gaëlle Obiégly et qui disaient : “J’adore ces noms. On va le tenter”.

Pour la nouvelle, il y a ce postulat que ça ne marche pas en France…

On consomme de l’info, de l’audiovisuel de manière fragmentée, donc je ne comprends pas pourquoi on ne consommerait pas de la littérature sous une forme qui l’est aussi. Mais il semblerait que la nouvelle ne soit pas un genre dont les Français sont friands. Et c’est un cercle : si tu te dis ça, les libraires vont moins les pousser en avant, les éditeurs vont aussi moins en publier. Très peu sont capables de signer des recueils de nouvelles : les éditions do, Vanloo, l’Ogre sont des gens qui vont vers ce genre, par exemple. Mais pas beaucoup plus.

Pourquoi la nouvelle vous séduit-elle autant ?

La nouvelle, c’est un peu ma bataille ! Dans ce genre, il y a un enjeu de faire tenir la définition des personnages, une intrigue dans quelques pages. C’est très concentré en suc de littérature. C’est comme un sérum de littérature, tu dois faire au plus serré, au plus juste. Et il y a aussi un côté défi que j’adore : tu peux faire voyager très loin en cinq pages. Dans le métro, tu l’ouvres, tu as huit stations à faire, tu peux avoir un vrai choc. Qu’est-ce qu’ils ont mis dans leurs mots, dans leur littérature pour que j’aie cet effet, comme un blackout. C’est vraiment quelque chose que j’adore. Ce que je peux comprendre qui soit peut-être difficile à suivre, c’est que toutes les sept pages, il faut faire comme un reset des personnages et des décors. C’est difficile d’en lire douze de suite.

Il faut peut-être justement changer de paradigme de lecture : ne pas lire tout le recueil d’un coup, dans l’ordre…

J’ai justement interrogé les lecteurs de L’Autoroute de sable pour comprendre leur manière de découvrir les textes. Beaucoup me disent qu’ils en lisent une de temps en temps, qu’ils commencent au milieu, qu’ils en lisent deux ou juste les auteurs qu’ils connaissent. Et pourquoi pas ? C’est une stratégie intéressante de n’en lire qu’un petit bout. Peut-être que le fait que ce soit présenté comme un livre avec un début et une fin, c’est désorientant.

Plus que de recueil de nouvelles, vous parlez d’ailleurs désormais d’ "histoires étranges". Pourquoi ce choix ?

Le numéro 6, Les Vacances n’ont pas été bonnes sortira le 10 octobre

Je n’en parle pas depuis tout à l’heure, alors que c’est vrai que c’est notre point central : l’étrange, l’absurde ou le mystérieux. On le chérit, mais on ne le demande jamais précisément aux auteurs qui vont écrire une nouvelle. Par contre, on travaille toujours avec des gens qui sont de l’étrange, qui ont ce petit tropisme, ce penchant pour le mystère, les personnages dont on ne comprend pas pourquoi ils agissent de cette façon, les scènes un peu gênantes, les situations curieuses… Des auteurs qui sont assez expérimentaux, comme Adrien Lafille par exemple, qui a une écriture très dissectrice, en passant par Grégory, avec une écriture très burlesco-grotesque ou Laura Vazquez, qui est plus dans une dimension poétique anatomique. Il y a pleins de façons d’écrire l’étrange, mais c’est vraiment ce qui les lie. Une passion qui est née chez moi avec ce côté très mystérieux de la littérature sud-américaine.

Comment vous décririez-vous en tant que lecteur ?

Je suis un lecteur 1) tardif, donc j'ai toujours l'impression de ne rien connaître et d'avoir tant à lire et 2) discipliné, j'essaie de lire tous les matins et tous les soirs, au moins deux heures par jour. Après, sur mes goûts en tant que lecteur, j'ai commencé à lire en découvrant (par hasard) Chronique d'une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez ; ça m'a plongé dans la littérature latino-américaine, qui reste à ce jour ce que je lis le plus. Même si je lis de tout, étranger ou français, bien mort ou contemporain. 

Qu'attendez-vous d'un texte littéraire ?

J'attends de me dire en le lisant "Mais où est-ce qu'elle / il est allé chercher cette idée ?", je crois. Et j'attends qu'il me fasse oublier où je suis, et quelle heure il est.

Quels sont les derniers textes qui vous ont laissé bouche bée ?

J’ai un crush incroyable, qui est sorti depuis quelques mois, chez Corti : La Maison disparue d’Adelheid Duvanel. C’est sensationnel. Ce sont des petites nouvelles d’une ou deux pages, des micro-histoires très intenses, très glauques, très irrésolues. On saisit un moment de vie très étrange. Je recommande hautement.

Il y a une autrice que j’adore, chez L’Ogre, qui s’appelle Ariadna Castellarnau. C’est aussi un recueil de nouvelles, qui s’appelle L’Obscurité est un lieu. Je m’y suis intéressé d’abord à cause de son titre, que je trouve sublime. Ce sont des histoires qui mettent souvent en avant des parcours d’adolescents assez noires, sombres, un peu dans le groove de Mariana Enriquez.

Et puis un bouquin très court de Ricardo Menéndez Salmón, La Nuit féroce, chez do que j’ai adoré. Très condensé en nombre de pages et en actions, puisque ça se passe en une nuit. Je trouve toujours ça admirable les auteurs qui arrivent à concentrer l’action en un moment. Toutes les énergies et tensions sont très présentes, il n’y a jamais le temps pour les émotions de retomber. L’exercice de style est fabuleux, tu cours derrière les pages.


fraternité luc dagognet

Fraternité, premier roman de Luc Dagognet, paru aux Éditions do

Les actus de Luc Dagognet :

  • Sortie du numéro 6 de L’Autoroute de sable, Les Vacances n’ont pas été bonnes, le 10 octobre

  • En août 2023 est paru son premier roman, Fraternité, aux éditions do. Une histoire pleine d’humour, d’étrange et de hasard qui révèle surtout la belle part d’humanité que chacun cache en soi.

Précédent
Précédent

Céline Leroy : “J’ai besoin de me nourrir d’autres façons de voir le monde et de raconter des histoires.”