Sophie Benech : “Traduire, c'est passer des mois, parfois des années, dans l'intimité de quelqu'un. ”
Figure incontournable de la traduction du russe, Sophie Benech s’est déjà penchée sur les œuvres d’Anna Akhmatova, Varlam Chalamov, Isaac Babel, ou encore Fiodor Dostoïevski, dont sa nouvelle version des Frères Karamazov vient d’être publiée par les éditions Zulma. Dans cet entretien, elle revient sur son expérience en tant que traductrice, ainsi que d’éditrice pour les éditions Interférences, maison fondée aux côtés de son père
Comment s’est nouée votre relation avec la langue russe ? Puis avec la traduction ?
Le russe m'attirait depuis que j'avais lu, vers 14-15 ans, Les Frères Karamazov, un des livres qui m'a le plus marquée dans ma vie. Ensuite, le hasard, ou le destin, m'a permis de trouver du travail à Moscou, puis à Léningrad, dans ce qui était encore l'URSS, et j'ai appris le russe quasiment par oral, après avoir fait des études de Lettres classiques (latin et grec). Par la suite, lors de voyages en URSS au moment de la perestroïka, puis de la chute du communisme, j'ai trouvé des textes que j'ai apportés à des éditeurs pour lesquels je rédigeais des notes de lecture, et ils m'ont proposé de faire des traductions.
Quel est le premier texte que vous ayez traduit ? Quel souvenir gardez-vous de cette expérience inaugurale ?
C'est un essai que j'ai fait pour Gallimard, le petit texte de Chalamov que j'ai édité moi-même plus tard dans ma maison d'édition, Mes Bibliothèques.
L'essai ayant satisfait Gallimard, ils m'ont confié une partie de la traduction de la Correspondance de Pasternak et de Chalamov. J'ai traduit les lettres et les souvenirs sur Pasternak de Chalamov, et Lily Denis, un traductrice expérimentée, les lettres de Pasternak. J'ai très vite compris que ce travail me permettait de concilier mon amour pour la Russie, sa culture et sa littérature, mon envie de le faire partager, et mon amour pour la langue française, que j'adore manier et avec laquelle j'adore jouer.
Anna Akhmatova, Varlam Chalamov, Isaac Babel, Boris Pilniak, Ludmila Oulitskaïa, Svetlana Alexievitch… Vous traduisez tant les grands noms classiques que les auteurs russophones contemporains. Beaucoup des textes sur lesquels vous avez travaillé sont marqués par l’Histoire tourmentée de la Russie. Peut-on parler d’un choix de traduire des textes engagés, source de mémoire, ou une grande part de la littérature russe est-elle forcément politique ?
Non, je ne cherche pas à traduire des textes engagés. Il se trouve que l'histoire de la Russie est assez tragique, et que ce pays a presque toujours connu la censure et les persécutions politiques, pas seulement au XXe siècle. Si bien que l'Histoire avec un grand H rattrape souvent les écrivains russes.
Les deux principaux critères qui guident mes choix sont un critère littéraire et un critère humain. J'ai eu la chance immense, dans ma carrière, de ne traduire que de grands auteurs, ou du moins très talentueux. Et je ne peux traduire que des écrivains qui me sont humainement sympathiques ou proches.
Je ne dirais pas qu'une grande part de la littérature russe est politique, je dirais que l'Histoire avec un grand H entre souvent dans la vie des écrivains russes et donc dans leur œuvre, qu'ils le veuillent ou non.
Il est vrai que j'ai traduit beaucoup de textes parlant des persécutions politiques, de la guerre civile, de la Terreur, des camps. C'est pour moi une façon de rendre hommage à la mémoire de millions de personnes dont la vie a été dévastée pour rien, au nom ou à cause d'une utopie mortifère. Je voudrais que ces millions de vies gâchées, ces souffrances absurdes, ne soient jamais oubliées. Mon but n'est pas politique. Même si je suis une anti-communiste acharnée !
Quel est l’état actuel de la littérature russe ?
En ce moment ? A vrai dire, je n'en sais rien. La Russie est en train de vivre une catastrophe humaine, morale, intellectuelle et culturelle.
Qu’est-ce que vous aimez le plus dans le travail de traductrice ?
Deux choses : le travail avec la langue française, qui me procure un immense plaisir, et le fait d'entrer dans la sensibilité et l'esprit d'un grand auteur.
C'est du reste la raison pour laquelle je n'aime pas traduire des écrivains médiocres (d'ailleurs je ne l'ai jamais fait) : c'est agaçant de se creuser la tête sur des phrases écrites à la va-vite par des auteurs dénués de talent ! Et je ne peux pas traduire des écrivains dont la sensibilité et la perception du monde me sont profondément étrangères, car traduire, c'est passer des mois, parfois des années, dans l'intimité de quelqu'un.
C'est incroyablement enrichissant de fréquenter intimement des êtres hors du commun. Même s'ils sont morts depuis longtemps, ils vivent toujours dans leur œuvre.
Quels sont les textes ou passages d’œuvres vous ayant donné le plus de fil à retordre ?
En fait, dans chacun des auteurs que j'ai traduits, j'ai rencontré des passages qui m'ont demandé beaucoup de travail. Pour diverses raisons. Certains plus que d'autres, bien sûr. Chez Isaac Babel (dont les œuvres traduites sont publiées par Le Bruit du temps, ndlr), la concision et la puissance des images sont souvent difficiles à rendre. Iouri Bouïda a un style très dense et très personnel. Chez d'autres, ce sont des intonations qui tiennent à de minuscules détails.
Ceux qui vous ont procuré le plus de joie et/ou de satisfaction ?
Justement les textes les plus difficiles. C'est une joie pour moi, presque une jouissance, de me colleter avec une difficulté.
Les éditions Zulma publient une nouvelle version des Frères Karamazov, traduite par vos soins. Dans la postface, vous déclarez : “Mon souhait est donc d’offrir aux lecteurs français une version qui leur donnera peut-être de ce roman une nouvelle perception un peu différente des précédentes, et qui leur fera entendre la voix de Dostoïevski telle que je l’ai entendue”. Quelle est donc cette voix particulière que vous avez entendue ? Combien de temps vous a pris ce projet ? Comment s’attaque-t-on à une telle œuvre, déjà traduite plusieurs fois ?
Difficile de répondre à votre question. Je me suis efforcée de rendre une voix, ou plutôt des voix, telles que je les ai entendues, et c'est aux lecteurs de juger si ces voix les touchent.
Traduire Les Frères Karamazov m'a pris presque trois ans. Je me suis complètement plongée dans ce livre, qui est pour moi l'un des sommets de la littérature occidentale, j'ai vécu dedans jour et nuit.
Traduire une œuvre dont il existe déjà plusieurs traductions est à la fois un “filet”, si je puis dire, car quand on a des doutes, on peut jeter un coup d'oeil sur la façon dont vos collègues ont abordé le problème, mais cela peut être aussi un handicap : si on regarde le travail des autres, on risque de fausser inconsciemment ce que l'on entend et ressent.
Par ailleurs, vous avez fondé avec votre père une maison d’édition. Quelle était votre envie à travers la création d’Interférences ?
Nous avons commencé par hasard, juste pour donner à lire le petit texte magnifique qui m'avait servi d'essai pour les éditions Gallimard (Mes Bibliothèques de Varlam Chalamov), puis un deuxième est arrivé par hasard, Les Gardiens des livres (Textes de Mikhaïl Ossorguine, Poèmes de Marina Tsvétaïeva, Dessins d'Alexeï Rémizov, ndlr). Et le catalogue s'est enrichi littéralement tout seul, au gré des rencontres et des lectures. C'est petit à petit que la “ligne éditoriale” s'est dessinée d'elle-même.
Si l’on trouve une dominante de textes russes, vous possédez également sur le catalogue des titres de Maupassant, Hugo… Comment choisissez-vous les textes que vous publiez ?
Je publie ce que j'aime, ce que j'ai envie de partager. Et ce qui me semble pouvoir toucher des lecteurs.
Pour qui ne connaîtrait pas la maison, quels textes recommanderiez-vous particulièrement pour entrer dans son univers ?
Il m'est presque impossible de répondre à cette question, car chacun des titres m'est cher, chacun a été choisi avec soin et, comme je dis souvent, si ce n'était pas moi qui les avais publiés et que je les voyais chez un libraire, je les achèterais tout de suite !
On peut commencer par le premier, Mes Bibliothèques. Ou par Deux femmes et un jardin, d'Anne Guglielmetti. Par Épître à Madame ma main gauche (de Iouri Bouïda, ndlr), ou par les poèmes d'Akhmatova, ou encore par L'aquarium de la nuit, de Victor Hugo. Cela dépend de ce que vous aimez, de ce à quoi vous êtes sensible.
Les livres que vous publiez sont de très beaux objets. Et l’on sent que vous accordez une place importante aux illustrations. Pouvez-vous nous parler un peu de cet aspect de votre travail ?
J'ai depuis toujours un goût prononcé pour les gravures en noir et blanc, sur bois ou sur cuivre. Je fais moi-même de la gravure et je dessine. Chercher une couverture qui évoque ce que le livre contient est un des plaisirs de mon travail. Je suis ravie quand je peux utiliser des œuvres d'artistes que j'aime, comme Masereel, Gustave Doré, Goya… Et j'essaie de plus en plus d'éditer des textes avec des illustrations, quand il en existe qui me semblent en valoir la peine.
Qu’attendez-vous d’un texte littéraire ?
Oh, beaucoup de choses… À mes yeux, la littérature a plusieurs “fonctions” : elle permet de s'évader, d'entrer dans des univers et de vivre des expériences que la vie ne nous permet pas de vivre, de réfléchir sur des situations qui peuvent se présenter dans notre existence, de nous mettre dans la peau d'autres personnes, et surtout, la façon dont un écrivain manie sa langue peut procurer une jouissance aussi grande que celle que procure la musique. C'est le cas par exemple pour la poésie (Akhmatova, Tiouttchev), ou pour des écrivains comme Pasternak, Babel, Pilniak, Iouri Bouïda, Oscar Wilde… Je parle uniquement ici de ceux que j'ai publiés ou traduits.
Parmi les derniers livres que vous avez lus, lesquels vous ont particulièrement marquée ?
Peut-être des écrivains hongrois, comme Sandor Maraï ou Magda Szabó.
Quels sont les livres que vous aimez offrir ?
Cela dépend à qui. J'aime offrir les Poèmes de Tiouttchev ou le Requiem d'Akhmatova, afin de faire partager mon admiration. La Fin de l'homme rouge de Svetlana Alexievitch (chez Actes Sud, ndlr), Le Chapiteau vert de Ludmila Oulitskaïa ou Le Train zéro de Iouri Bouïda (tous deux publiés chez Gallimard, ndlr) si j'ai envie de faire comprendre certaines choses sur la Russie… Babel, Pilniak ou Bouïda si je sens que j'ai à faire à quelqu'un qui apprécie les beautés d'un style.
Il y a par ailleurs deux petits ouvrages que j'aime bien offrir et qui ne sont pas publiés par Interférences, Des bibliothèques pleines de fantômes, de Jacques Bonnet (aux éditions Arléa, ndlr), qui parle avec humour des bibliomanes qui ne peuvent pas entrer dans une librairie sans acheter un livre et qui ne savent plus où les mettre chez eux, et La petite dame en son jardin de Bruges, de Charles Bertin (publié chez Actes Sud, ndlr). Une histoire d'amour très délicate entre un petit garçon et sa grand-mère avec pour cadre la ville magique de Bruges...